Le cœur palpitant, je me relevai vivement. Mon front perlait de sueur, et ma tête me faisait horriblement souffrir. Un courant d’air qui filtrait par la persienne parcourût mon dos, et un frisson me glaça l’échine. Mes vêtements, humides de transpiration, ne parvenaient pas à me réchauffer suffisamment. Je me saisis alors de ma couverture et m’y enroulai. Mon corps encore engourdi par le sommeil peina un moment à se tenir debout, puis en titubant, je parvins à descendre les quelques marches qui me séparait de la salle à manger. Un sentiment indicible persistait en moi, et le rythme des battements de mon cœur refusait de ralentir. Un malaise me fit vaciller et je tombai assis sur le banc de la grande table. Mestre Docsos entra à ce moment, et constatant ma mine basse et mon teint pâle, il s’approcha de moi et posa une main rassurante sur mon dos.
- « Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il de sa voix de grand-père aimant.
- Rien, je…j’ai fait un mauvais rêve.
- De quoi s’agissait-il, mon garçon ? »
Je me remémorai brièvement ces images, et bien que mestre Docsos ait toujours été de bon conseil, j’hésitai à lui en parler. De tous les mauvais rêves qui avaient pu habiter mon esprit, celui-là était le plus étrange. Au fond, il n’avait rien de mauvais ce rêve, mais il ne faisait naître en moi que de la peine et de la douleur.
- « Je me promène sur un quai, contai-je, et il fait nuit. Le clair de lune donne aux eaux du port des reflets argentés. Il fait froid. La ville dort, il n’y a aucun bruit or mis celui des vaguelettes qui caressent les rochers et le mortier des digues. Soudain, une silhouette au bout du ponton s’avance vers moi, et le clair de lune derrière elle ne me permet pas de distinguer ses traits. Elle s’approche de moi, dépose un chaud et tendre baiser sur mes lèvres, puis m’enlace amoureusement. Ensuite, je me retrouve dans mon lit, trempé de tête en pied, avant de me rendre dans la salle à manger pour y rencontrer un vieillard sénile, qui écoute en ce moment même les fables d’un fou.
- Un vieillard sénile affamé, renchérit-il amusé. Il n’est pas coutume d’appeler cela un mauvais rêve.
- Je sais bien, mon mestre. Mais c’est comme cela que je le ressens. Je ne sais comment l’expliquer, je me sens vide et petit.
- Eh bien, soupira mon mestre, je sais quel est le mal qui te ronge. Tu souffres d’une pathologie assez répandue, mais bien souvent gardé secrète, dit-il en feignant la gravité.
- En mourrai-je, demandai-je en rigolant ?
- Certes oui, cela s’appelle la solitude. Et si par chance tu parvenais à y survivre, tu deviendrais un … comment était-ce ? Ah oui, un vieillard sénile…et affamé. »
Nous éclatâmes de rire, je me sentais bien mieux. Comme d’habitude, mestre Docsos avait été de très bon soutien. Il se leva pour prendre une pièce de jambon fumé, et il la déposa sur sa grande planche de découpe. En entama la taille de ses tranches, je remarquai que le visage de mon mestre s’était assombri. Je le fixai, essayant en vain de le jauger du regard, et au bout de quelques dizaines de secondes, il mêla son regard inquiet au mien.
- « Tu as gémis toute la nuit durant. Tu es jeune, et je me doute que cette solitude intérieure, que tu traînes depuis Milyùm, doit t’être pesante. Un bon mestre te dirait que le port dans ton rêve, signifie que tu souhaites t’évader, et que la femme signifie que tu te sens très seul…trop seul. Un bon père te dirait des bêtises…avant d’aller tailler le cochon pour le déjeuner, en priant pour que tu restes à ses côtés.
Sa voix déraillait de plus en plus, et bien que je comprenne parfaitement de quoi il était question, son discours ne m’était d’aucun réconfort.
Tu dois voyager, et rencontrer des gens qui compteront pour toi. On ne peut pas vivre seul à jamais, c’est bien trop douloureux, crois-moi mon garçon !
- Merci mon mestre, mais je ne sais si…
- Prends au moins ta journée, me coupa-t-il, tu le mérites mon garçon.
- Bien mon seigneur, merci mon seigneur, entonnai-je en me levant pour retourner dans ma chambre. Au fait mestre, dans mon rêve, je ne saurais dire s’il s’agissait d’une femme ou d’un homme.
- Ou d’un bouc, s’esclaffa-t-il ! »
Je m’en retournai dans ma chambre, fis ma toilette et me vêtis. Je regroupai mon carnet de dessin et mes crayons dans ma sacoche, sans oublier le petit poignard que j’avais troqué contre une belle citrouille l’automne passé. Je dévalai les marches de l’étage d’habitation, chipant deux ou trois tranches de jambon sous le nez de mon mestre. Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas eu de journée entière de temps libre.